A Excellence Xavier Bettel, Ministre des Affaires étrangères et du Commerce extérieur
Jambo ASBL est une organisation européenne dédiée à la promotion de la paix, de la démocratie et des droits de l'homme dans la région des Grands Lacs africains. Notre organisation est composée majoritairement de réfugiés rwandais, dont beaucoup ont connu l’exil dans les camps de réfugiés en RDC, fuyant les violences et les massacres qui ont endeuillé notre région. Plusieurs de nos membres ont trouvé au Luxembourg une terre prospère, accueillante et un refuge sûr après les drames dont nous avons été rescapés au Rwanda et en RDC. Nous exprimons notre profonde gratitude envers le Luxembourg, dont l'engagement en faveur des droits humains, de la justice et de la solidarité internationale nous a permis de reconstruire nos vies dans la dignité et la sécurité.
C'est en tant qu’acteurs engagés pour la justice et la stabilité en Afrique que nous vous adressons cette lettre. Conscients de la complexité du sujet et du nombre de points qu’il convient d’aborder, nous tenterons d’exposer nos préoccupations de manière aussi claire et exhaustive que possible. Nous vous exhortons à reconsidérer votre position sur l'imposition de sanctions par l'Union européenne contre le Rwanda, un pays dont les actions violent de manière flagrante les principes fondateurs de la politique étrangère luxembourgeoise et européenne, en contribuant à l’instabilité persistante dans la région des Grands Lacs.
1. Un veto incompatible avec les valeurs du Luxembourg
Le Luxembourg a toujours été un modèle de défense des droits humains, de justice et d'intégrité dans les relations internationales. Le pays a lui-même connu l'occupation et l'oppression, ce qui lui confère une responsabilité particulière dans la protection des peuples soumis à des régimes autoritaires. Soutenir le Rwanda — ou s'abstenir de sanctionner ses actions criminelles — ne correspond ni à l'héritage humaniste du Luxembourg, ni à son engagement en faveur d'un ordre international fondé sur la règle de droit.
À plusieurs reprises, vous avez défendu avec conviction l’idée que la fermeté face aux violations du droit international ne devait pas être à géométrie variable. Lors de votre visite à Kyiv en 2015, vous déclariez que "les sanctions sont le résultat de la considération de l’ensemble de la situation" et que "nous ne pouvons pas lever les sanctions si un seul point des accords n'est respecté". Plus récemment, dans un vibrant et excellent discours prononcé à l'occasion du "This is Europe" debate au Parlement européen le 19 avril 2023, vous avez rappelé avec force que l’Union européenne devait rester cohérente dans son engagement pour la justice et la paix, en affirmant que nos valeurs ne peuvent être défendues uniquement quand cela nous arrange.
C’est dans cet esprit de cohérence et de responsabilité que nous vous interpellons aujourd’hui. Face à la situation dramatique en République démocratique du Congo, où des populations entières continuent de souffrir des conséquences d’une guerre d’agression, il est essentiel que le Luxembourg et l’Union européenne appliquent les mêmes principes que ceux défendus avec justesse dans d’autres crises internationales. Nous savons pouvoir compter sur votre attachement aux valeurs de justice et de solidarité, et nous espérons que le Luxembourg, fidèle à son engagement en faveur des droits humains, saura prendre position en conséquence.
2. Une crise humanitaire sans précédent à l'Est de la RDC
La situation humanitaire dans les provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu atteint un niveau de catastrophe sans précédent. Depuis janvier 2025, plus de 9 000 personnes ont été tuées à Goma, selon les rapports du Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA). Des milliers d’autres victimes sont recensées alors que l’offensive du M23, soutenue par l’armée rwandaise, progresse dans le Sud-Kivu. La destruction des infrastructures vitales, y compris l’aéroport de Goma, a isolé la région du reste du monde, empêchant l’acheminement de l’aide humanitaire et des secours d’urgence.
Par ailleurs, des rapports d’ONGs internationales confirment des vagues de recrutement forcé de jeunes garçons et d’enfants soldats au sein du M23. Des exactions systématiques ont été signalées, comprenant assassinats ciblés, viols de masse et "nettoyages" ethniques dans les zones conquises par les forces rebelles. Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a également mis en évidence des crimes de guerre perpétrés avec la complicité des autorités rwandaises.
Chaque jour où aucune sanction n’est imposée au Rwanda est un jour de plus de souffrance effroyable pour les populations de cette région, qui abrite outre les populations congolaises, des centaines de milliers de réfugiés rwandais refuse d’accueillir dans des conditions dignes. Il est urgent que l’Union européenne assume ses responsabilités et mette fin à cette impunité qui perpétue le cycle de la violence.
3. L'exploitation illégale des ressources congolaises et la complicité internationale
Le Rwanda est l'un des plus grands exportateurs de minerais stratégiques en Europe, et le Luxembourg est le premier importateur de ces minerais à l'échelle européenne. Selon les données commerciales les plus récentes, plus de 30 % des exportations rwandaises de coltan, tungstène et or destinées à l'Europe transitent par le Luxembourg. Cette relation commerciale est d'autant plus préoccupante que des rapports indépendants, notamment des Nations unies, ont largement documenté le fait que ces minerais proviennent majoritairement d'une exploitation illégale en RDC, orchestrée par des groupes armés, dont le M23, avec la complicité directe du régime de Kigali.
Le statu quo expose le Luxembourg à un risque d’association involontaire avec un système de commerce opaque et contraire aux valeurs européennes de transparence et de justice économique. Au contraire, soutenir une transition vers un commerce plus éthique — via un approvisionnement direct en RDC une fois la stabilité rétablie — serait bénéfique tant pour l'image du Luxembourg que pour ses intérêts économiques à long terme. Nous nous refusons de croire que la raison du blocage du Luxembourg sur ces sanctions repose sur la volonté de préserver ce commerce de minerais. Une telle approche serait non seulement cynique, mais fondamentalement incompatible avec les valeurs que le Grand-Duché a toujours défendues sur la scène internationale.
Par ailleurs, il est crucial de noter les conséquences graves qu’aurait la posture du Luxembourg sur son image en Afrique. En s'affichant comme l'unique pays en Europe et en Occident à faire obstacle à une pression contre un régime criminel, le Luxembourg risque de ternir son influence et sa réputation sur le continent africain. Le maintien d’un veto sur ces sanctions serait perçu comme une forme de complaisance envers un régime notoirement répressif, ce qui pourrait détériorer ses relations avec les États africains engagés dans la promotion des droits humains et de la justice.
4. Les processus de médiation africains : un échec programmé et instrumentalisé
Depuis plus de trois décennies, la crise sécuritaire en RDC persiste, alimentée par les ingérences répétées du Rwanda, qui a envahi son voisin à au moins quatre reprises. Face à cette réalité, l’argument selon lequel il faudrait laisser les dirigeants africains décider seuls, sans intervention extérieure, doit être confronté aux faits. Chez Jambo, nous croyons en une Afrique souveraine et œuvrons pour qu’elle devienne véritablement maîtresse de son destin. Mais être maître de son destin implique aussi d’en tirer les conséquences : l’inaction ne fait qu’encourager la perpétuation du chaos.
L’histoire récente montre que les processus de médiation africains ont été systématiquement manipulés par Kigali pour servir ses intérêts stratégiques, retardant toute résolution durable du conflit :
- En 2022, le Processus de Nairobi, mis en place par l'EAC spécifiquement pour traiter la question du M23, a rapidement été vidé de son sens. Plutôt que de respecter l’engagement pris, le M23 a poursuivi ses attaques et étendu son emprise sur le Rutshuru et le Masisi, rendant le processus inopérant et s’en retirant de facto.
- Initié en novembre 2022 sous l’égide de l’Union africaine et du président Lourenço, le processus de Luanda a abouti fin 2024 à un accord global visant, entre autres, à instaurer un cessez-le-feu durable. Cependant, à la dernière minute, le Rwanda s’en est retiré et a relancé ses offensives militaires, intensifiant ainsi son avancée vers Goma et étendant son contrôle sur une grande partie du Nord-Kivu.
- Début février 2024, le sommet EAC-SADC a exigé un cessez-le-feu immédiat. Mais quelques jours plus tard, les RDF, accompagnés du M23, ont lancé leur offensive la plus puissante, avançant de plus de 200 km pour s’emparer de Bukavu et d’une grande partie du Sud-Kivu.
Au-delà de ces événements récents, il est essentiel de rappeler que ce conflit ne date pas d’hier. Depuis 1996, des dizaines d’accords ont été signés, mais aucun n’a jamais été respecté. L’exemple le plus frappant reste l’Accord-cadre d’Addis-Abeba de 2013, censé traiter les causes profondes du conflit. Signé par 11 pays de la région des Grands Lacs et 4 institutions régionales, il a été systématiquement violé par le Rwanda.
Ainsi, il ne s’agit plus simplement pour l’Union européenne de vouloir "régler les problèmes de la région". Il est question pour l’UE et ses États membres de prendre leurs responsabilités en tant que partenaires stratégiques, économiques, commerciaux et militaires du Rwanda. Continuer le “business as usual” avec un régime qui viole ouvertement tous les principes que ces mêmes pays prétendent défendre est un non-sens. L'heure n'est plus aux discours, mais à des mesures concrètes, incluant des sanctions fermes et ciblées contre les véritables responsables de cette guerre d’agression.
5. Une situation politique et des droits humains catastrophique au Rwanda
Au-delà de son implication en RDC, le régime rwandais se distingue par un mépris constant des droits humains et des principes démocratiques.
Le Rwanda est régulièrement épinglé par les organisations internationales pour ses violations des libertés fondamentales : répression de l’opposition politique, musellement de la presse, emprisonnement arbitraire des journalistes et des défenseurs des droits humains. Le cas emblématique de Paul Rusesabagina, enlevé et détenu au Rwanda dans des conditions dénoncées par la communauté internationale, illustre le climat de terreur imposé par le régime.
Les assassinats politiques de dissidents, y compris ceux réfugiés à l’étranger, ainsi que les cas avérés de torture dans les prisons rwandaises, sont autant d’éléments qui devraient dissuader tout État européen de collaborer étroitement avec Kigali.
Il est inconcevable que le Luxembourg, pays engagé historiquement en faveur des droits humains et de la démocratie, puisse être perçu comme un protecteur tacite d’un régime qui foule aux pieds ces principes fondamentaux. La position du Grand-Duché sur ce dossier ne peut ignorer cette réalité.
6. Un régime de sanctions progressif et structuré
En conclusion de tout ce qui a été exposé, il apparaît clairement que l’inaction face aux violations répétées du Rwanda en RDC ne peut plus être une option. La gravité de la crise humanitaire, l’échec des processus de médiation, l’exploitation illégale des ressources congolaises et la répression systématique des libertés par le régime rwandais imposent une réponse ferme et cohérente. Il ne s’agit pas de rompre le dialogue avec Kigali, mais de lui adresser un message sans équivoque : l’Union européenne ne peut continuer à entretenir des relations normales avec un État qui bafoue les principes fondamentaux du droit international et des droits humains.
C’est pourquoi nous appelons à la mise en place d’un régime de sanctions graduelles et ciblées, visant à contraindre le Rwanda à cesser son ingérence en RDC et à respecter ses obligations internationales.
Sanctions individuelles :
- Gel des avoirs et interdiction de voyage pour des hauts responsables militaires et surtout politiques rwandais impliqués dans le soutien au M23, la destabilisation de la RDC et l'exploitation illégale des ressources congolaises.
Sanctions contre des entités :
- Sanctions économiques contre des entreprises et institutions rwandaises impliquées dans le trafic de minerais et la déstabilisation de l'est de la RDC.
Suspension de partenariats UE-Rwanda :
- Annulation d'accords sur les matières premières, à réévaluer dans un cadre tripartite incluant la RDC.
- Suspension de l'assistance militaire et sécuritaire, y compris l'arrêt des ventes d'armes et du soutien financier aux opérations militaires du Rwanda.
- Gel des investissements prévus dans le cadre de la stratégie "Global Gateway" de l'UE, qui alloue actuellement plus de 900 millions d'euros au Rwanda.
Cette approche permettrait d’exercer une pression résolue sur Kigali tout en offrant une marge de manœuvre diplomatique en cas de changement de politique.
Excellence, nous sommes convaincus que le Luxembourg, fidèle à ses valeurs de justice et de défense des droits humains, saura prendre les mesures appropriées pour promouvoir la paix et la stabilité dans la région des Grands Lacs. En reconsidérant votre position sur les sanctions européennes à l'encontre du Rwanda, vous affirmerez l'engagement du Grand-Duché en faveur d'un ordre international fondé sur le respect du droit et des principes démocratiques.
Dans l'attente d'une décision à la hauteur des enjeux, nous vous prions d'agréer, Excellence, l'expression de notre considération distinguée.
Norman Ishimwe SINAMENYE
President de Jambo asbl
Bruxelles, le 3 février 2025